En France, on sait faire des rapports et des propositions pour l’IA ! Ce nouveau rapport IA est plutôt complet et le travail réalisé par les rapporteurs Patrick Chaize, Corinne Narassiguin et Alexandre Sabatou est plutôt conséquent. Un beau bébé de 353 pages avec des dizaines d’experts interrogés (un peu toujours les mêmes toutefois). Je me livre à nouveau à une lecture critique de ce nouveau document et vous fais part d’une analyse forcément biaisée, fondée sur mes centaines d’échanges sur le sujet avec des étudiants, des jeunes, des moins jeunes, des décideurs publics, privés, d’organisations petites, moyennes ou très grandes, dans une bonne dizaine d’industries différentes. Nous passerons en revue les 18 propositions pour l’IA en France.
« Il faut aller plus loin (…) et définir un pilotage stratégique de la politique publique de l’intelligence artificielle au plus haut niveau avec une coordination interministérielle. » (p. 328).
Tout est dit dans cet extrait : l’enjeu est énorme pour notre pays tant les transformations induites (qui ont déjà commencé) par les intelligences artificielles (ChatGPT est l’arbre qui cache une forêt amazonienne, pléthorique de modèles) sont importantes aux niveaux individuels, organisationnels et sociétaux.
Le rapport dans les grandes lignes pour arriver aux propositions pour l’IA
Le rapport « ChatGPT, et après ? Bilan et perspectives de l’intelligence artificielle » a été réalisé par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) et présenté par le sénateur Patrick Chaize, la sénatrice Corinne Narassiguin et le député Alexandre Sabatou.
Le rapport est divisé en trois grandes parties : 1. Comprendre les technologies d’intelligence artificielle, 2. Les enjeux de l’intelligence artificielle et 3. La gouvernance et la régulation de l’intelligence artificielle avant de présenter en 4. les propositions de l’Office.
La première partie retrace l’histoire de l’intelligence artificielle (IA), en mettant l’accent sur les progrès récents des réseaux de neurones profonds (deep learning) et l’architecture Transformer. Elle détaille également les différentes étapes de la chaîne de valeur de l’IA, de la fabrication des puces à la conception des modèles et à leurs applications. En 155 pages, vraiment rien de nouveau sous le soleil à cet endroit, mais une bonne ressource désormais pour avoir une vision globale et transversale du sujet (mais on l’avait déjà dans d’autres rapports). Dans cette partie, l’accent est mis sur les technologies d’IA connexionniste, sans accorder suffisamment d’attention aux IA symboliques et aux approches hybrides. L’analyse des biais dans les données d’entraînement est assez générale et ne mentionne pas les biais spécifiques à certaines cultures ou langues. Le rapport ne traite peu (voire pas) des questions de sécurité et de confidentialité des données.
La deuxième partie examine les enjeux politiques, économiques, sociétaux, culturels et scientifiques de l’IA. Elle analyse les risques liés à la souveraineté, à la sécurité, à l’emploi, à la culture et à la création artistique. Là encore, c’est assez complet, en 67 pages, mais beaucoup beaucoup beaucoup d’éléments déjà vus et revus. Il manque clairement l’analyse des impacts économiques de l’IA et ça ne tient pas compte des spécificités de certains secteurs d’activité. On ne peut se contenter d’une approche holistique et le détail va compter sur ce sujet.
La troisième partie détaille les différentes initiatives prises en matière de régulation de l’IA, à l’échelle nationale et internationale. En une centaine de pages, elle compare la stratégie française à d’autres stratégies nationales et analyse différents projets de gouvernance mondiale de l’IA. La Finlande est plutôt pointée comme une bonne élève en terme de stratégie nationale. Toutefois, l’analyse de l’AI Act européen est assez générale et ne détaille pas les implications concrètes pour les entreprises et les citoyens (je rappelle que régulation a quand même plutôt pris le pas sur innovation dans le texte final). Il manque une analyse approfondie des enjeux de la gouvernance mondiale de l’IA et le rapport ne traite pas des questions de normalisation et de standardisation de l’IA.
Pour ma part, je regrette dans cette longue phase du document (322 des 353 pages) une démarche trop globale : on a voulu tout aborder. Je reste finalement un peu sur ma faim quant à une analyse plus approfondie de certains aspects : les IA symboliques (faire de l’océan bleu plutôt que du me too de deep learning), les biais culturels, la sécurité des données, les impacts sociaux, la gouvernance des données, la comparaison des stratégies nationales et la normalisation auraient mérité plus d’intérêt.
Analyse critique des 18 propositions pour l’IA en France
C’est la partie a priori la plus intéressante, la production de propositions / recommandations pour faire bouger le pays sur ce sujet des intelligences artificielles. On commence à avoir beaucoup de propositions quand on cumule les rapports. Alors pour une fois, je fais l’exercice de l’analyse de ce qui est amené dans ce rapport. Voici le résumé des 18 propositions :
Proposition 1 : Faire reconnaître une approche transversale de l’IA
Cette proposition vise à inscrire l’IA dans une démarche globale et transversale, en abordant des thèmes variés comme l’éducation, la culture et la souveraineté numérique. L’objectif est de dépasser une régulation centrée uniquement sur les risques. Ce qui est franchement une bonne chose. Toutefois, je trouve l’intention louable, mais l’approche risque de diluer les priorités en absence de priorisation sectorielle. Une approche sectorielle progressive (au hasard : santé, éducation et industrie) permettrait des résultats concrets probablement plus rapides.
Proposition 2 : Gouvernance mondiale sous une organisation unique (ONU)
Le rapport propose de centraliser la régulation mondiale de l’IA sous l’égide de l’ONU pour éviter les duplications entre initiatives existantes et assurer une régulation efficace. C’est un voeux qu’on retrouve dans tous les rapports et il est clairement irréaliste au regard de la situation géopolitique actuelle ! Si on veut être plus efficace, une coordination régionale via l’UE ou des partenariats bilatéraux avec les États-Unis, et la Chine serait certainement plus pragmatique et porteur d’un premier cadre pour éviter le « tout et n’importe quoi ».
Proposition 3 : Régulation globale inspirée par l’OCDE et l’UE
Le rapport recommande une régulation multidimensionnelle s’inspirant des cadres de l’OCDE et de l’AI Act européen, pour traiter l’ensemble de la chaîne de valeur de l’IA. D’un point de vue strictement théorique, c’est pertinent pour une régulation harmonisée, mais les complexités du cadre européen vont clairement freiner l’économie et notamment les PME. Une simplification réglementaire adaptée aux petites structures, voire à certains secteurs serait à creuser pour encourager l’innovation. Actuellement l’AI Act empêche certaines innovations pertinentes en pédagogie que d’autres pays déploient sans se poser de questions. Se poser des questions est une bonne démarche, s’interdire (par trop de réglementation) de se poser les questions est regrettable.
Proposition 4 : Programme européen de coopération en IA
Il s’agit ici de favoriser une coopération européenne entre pays partageant une vision commune (France, Allemagne, Espagne, etc.) pour accélérer le développement technologique et souverain. C’est là encore le mythe de « l’Airbus de l’IA ». Sur le papier, c’est à répliquer. En vrai, pour être efficace, cette stratégie nécessite une focalisation sur des projets très concrets loin du poids bureaucratique qui pourrait limiter les avancées tangibles. En ce sens la démarche Ecosia / Qwant est à regarder (projet EUSP)… dommage qu’on ne l’allume que 20 ans trop tard !
Proposition 5 : Implication accrue du Parlement
Le rapport propose, sans surprise, d’intégrer le Parlement dans le pilotage stratégique des initiatives IA, garantissant une dimension démocratique à la régulation. C’est en soi louable pour la transparence, mais cela pose en retour la question de l’agilité. Or sur ce sujet, le rythme impulsé par les grands du secteur est tel que la vitesse est essentielle face à ces évolutions rapides. Limiter le rôle du Parlement à un cadre consultatif ou investir quelques députés déjà très au fait de ces sujets dans une commission ad hoc pourrait éviter les lourdeurs administratives, tout en éclairant très utilement le débat citoyen absolument nécessaire !
Proposition 6 : Développer une filière autonome française/européenne
Il s’agit ici de construire une chaîne de valeur autonome sur le sol européen, de la production de semi-conducteurs à la mise en œuvre des applications. Le retour du souhait de la souveraineté ! En fait ce souhait ne fait que écho à l’insondable dépendance des pays européens aux technologies américaines (principalement). On m’a dit un jour : la souveraineté c’est le choix de ses dépendances. La construire pas à pas paraît nécessaire, mais vouloir couvrir toute la pile technologique, compte tenu de notre retard de 3 décennies dans le numérique paraît complexe dans un temps raisonnablement court. Il faudrait peut être déjà se concentrer sur des niches stratégiques comme l’IA en santé ou la cybersécurité permettrait des succès mesurables à court terme et de revenir dans le jeu mondial autour de questions réellement stratégiques dans le monde. Cela nécessite aussi de penser réindustrialisation non pas avec les marqueurs du passé, mais celui du futur !
Proposition 7 : Politique publique avec objectifs et outils de suivi
Le rapport propose une politique publique ambitieuse, définie par des objectifs clairs, des moyens adaptés et des outils d’évaluation réguliers. C’est indispensable, mais le rapport n’aborde pas vraiment les outils de suivi, les priorités, les KPI précis et accessibles publiquement qui encourageraient une responsabilisation accrue. Il n’aborde pas non plus la questions des compétences à développer, de la culture numérique globale à augmenter dans la population, etc. Bref, c’est une proposition sans réel sens concret et c’est dommage.
Proposition 8 : Gouvernance stratégique au plus haut niveau
Cette proposition relève du bon sens ! Renforcer la coordination interministérielle pour éviter les duplications et donner une réelle autorité à la stratégie nationale sur l’IA. J’y ai été (et le suis encore) confronté et c’est franchement kafkaïen. Cette proposition est à nouveau cruciale pour une action cohérente, mais quitte à aller vers cela la création d’un ministère ou d’une agence spécialisée serait peut-être plus efficace qu’une simple coordination interministérielle car la feuille de route serait claire, coordonnée et de toute façon les impacts sont tellement transversaux qu’il faudrait forcément emmener les autres ministères.
Proposition 9 : Formation massive à l’IA pour tous les publics
Ouf ! L’éducation massive à l’IA n’a pas été oubliée. Le rapport propose de lancer des programmes éducatifs dédiés à l’IA pour les écoliers, étudiants, actifs et le grand public afin de démocratiser son usage. C’est évidemment très pertinent, mais l’absence de moyens concrets limite considérablement l’impact de cette proposition. Par ailleurs, à mon niveau, je constate au-delà de l’IA un manque abyssal d’une véritable culture numérique au sein de la population française, qu’il faut combler non pas par des diplômes de très haut niveau autour de l’IA mais plutôt par des contenus facilement accessibles pour tout un chacun ! En son temps auprès de députés, j’avais proposé d’utiliser le service public pour ça (France TV, Maison de la Radio), et d’aller sur le web. On ne retrouve rien de ces notions, c’est dommage. A NEOMA on a formé plus de 8000 personnes en un an sur ces sujets là : nos étudiants, nos professeurs, une partie de nos équipes administratives, mais aussi des directrices et directeurs en entreprises (TPE, PME, Grands comptes), on a créé un MSc AI for Business, etc. D’autres actions ont émergé aussi dans la formation professionnelle mais avec tout ce qui existe, cela ne suffit pas du tout à l’échelle du tissu économique national et européen ! C’est comme pour le digital, en plus rapide et donc avec dès maintenant des besoins en entreprise faramineux.
Proposition 10 : Accompagnement des transformations du travail
Le rapport proposer d’accompagner les impacts de l’IA sur l’emploi par la formation continue, des études régulières et un dialogue social structuré. C’est indispensable, mais il faut aller plus loin en proposant des incitations fiscales pour les entreprises et des partenariats public-privé pour accélérer les formations, la montée en puissance des organisations. Et avant ça, il faut former les décideurs qui sont, encore, assez perdus face à cette ampleur de transformation. Pour avoir fait une bonne centaine de conférences sur le sujet, les craintes sont toujours les mêmes : les fuites de données, le risque de dépendance, l’impact sur l’organisation, l’impact sur le savoir-faire, le risque d’erreur, etc. Il faut libérer une approche test & learn dans les entreprises autour de l’IA.
Proposition 11 : Lancer un dialogue social national sur l’IA
Cette mesure, je ne suis pas fan : organiser un Grenelle de l’IA pour engager les parties prenantes sur les enjeux économiques et sociaux de l’intelligence artificielle. Là encore, l’idée est pertinente de rassembler et enclencher le dialogue sur ces sujets, aucun débat là dessus, mais cette mesure telle qu’elle est formulée pourrait rester symbolique sans projets concrets découlant de ce dialogue. En plus de ça, il est impossible de faire abstractions des spécificités des IA et des métiers. Ainsi, des accords sectoriels spécifiques me paraissent nécessaires.
Proposition 12 : Mobiliser l’écosystème français
Cette proposition est intéressante : créer des pôles régionaux pour connecter start-ups, grandes entreprises et chercheurs autour de projets IA. Elle est Inspirée de modèles étrangers (Pays-Bas, USA), et cette idée est efficace. Toutefois, il y a un vrai changement culturel à faire adopter pour réussir : celui d’arrêter de cloisonner ces univers. L’enjeu est donc d’animer les pôles en question avec une approche volontariste et des événements très réguliers sur l’IA pour faire « se rencontrer » le plus possible. Quand je vois le rythme des événements dans la Silicon Valley portés par les universités et ce qu’on peut produire nous, il y a un monde !
Proposition 13 : Reconduction d’un programme type « Confiance.ai »
Cette proposition est aussi très bonne. Il faut relancer un programme collaboratif réunissant chercheurs et industriels pour promouvoir des IA fiables dans des secteurs critiques (énergie, défense, transports). C’est très pertinent, mais doit être étendu à d’autres secteurs comme la santé ou l’éducation (car oui il y a un sujet de confiance et de privacy sur les données pédagogiques) et accompagné de financements réels, peut être par la commande publique (puisque cela fonctionne comme ça chez nous).
Proposition 14 : Soutien renforcé à la recherche publique
Je ne crois pas trop à cette proposition car même aux Etats-Unis, Stanford est en difficulté dans ses recherches en IA face « au privé » ! Les écarts de moyens sont juste stratosphériques. Du coup, deux stratégies à mon sens : soit recentrer la recherche publique sur des projets transdisciplinaires et diversifiés pour combler le retard par rapport au privé ; soit focaliser la recherche sur des thèmes à fort potentiel (l’explicabilité, l’égalité de traitement des IA, etc.).
Proposition 15 : Normalisation et standards
La proposition vise à renforcer l’influence française et européenne sur les normes internationales en matière d’IA, en mobilisant davantage d’experts locaux. Oui, mais là encore, à vouloir tout faire, on va être nulle part ! A mon sens, il faut concentrer les efforts sur des niches stratégiques comme l’éthique ou la transparence des algorithmes, où la France peut se différencier.
Proposition 16 : Bases de données culturelles francophones
Cette proposition est très bonne ! Créer des jeux de données reflétant les cultures francophones pour lutter contre l’uniformisation linguistique des IA. C’est une idée importante, qui est riche de la francophonie et qui permettrait de faire rayonner la langue et la culture partout dans le monde. Sa mise en place nécessitera des partenariats incitatifs avec les acteurs publics ou privés pour garantir leur utilisation car c’est un fait, nous n’avions pas jusque là la culture de la donnée. Alors que nous avons des champs très intéressants (INA par ex.) qu’il faut mettre en « exploitation ».
Proposition 17 : Réforme des droits de propriété intellectuelle
L’idée d’adapter les régimes juridiques pour clarifier les usages de l’IA générative et protéger les ayants droit est évidemment bonne, mais la vraie question c’est comment le faire. Ici le rapport reste plutôt muet. De plus l’harmonisation européenne sur cette question est indispensable pour éviter des conflits juridiques transfrontaliers… il faut donc aligner 27 pays et un certain nombre de régimes différents dans leur conception.
Proposition 18 : Suivi par l’OPECST
Complètement logique qu’un rapport de l’Office prévoit de confier à l’OPECST la mission de suivre et d’évaluer régulièrement la politique publique en IA. Pourquoi pas, mais puisque le rapport prône de la transversalité, pourquoi ne pas intégrer des think tanks spécialisés ou des acteurs du secteur privé, ce qui améliorerait à la fois la qualité (concrètes, opérantes sur le terrain) et la rapidité des recommandations.
Au global de ce rapport…
Le rapport brille par son rappel des évolutions (récentes et moins récentes) des IA, sa vision stratégique pour la souveraineté numérique et ses propositions novatrices pour une gouvernance mondiale unifiée. Toutefois, certains sujets, bien que pertinents, réitèrent des idées déjà abordées ailleurs et ne traitent au final pas grand chose de réellement nouveau, restent trop superficiels et méritent d’être plus précisés sur bien des points. Les propositions relèvent parfois de la pensée magique pour certaines et dans d’autres cas sont hyper pertinentes mais manquent de détails opérationnels pour être directement applicables. C’est dommage car c’est cela que nous devons réussir à cranter en France : passer de la théorie à la pratique. Cela devrait être le thème du futur sommet IA de février !
A mon sens, pour plus d’impact, le rapport gagnerait à inclure des exemples très concrets, des plans d’action détaillés, et une évaluation des moyens financiers nécessaires pour réaliser quelques unes des propositions dans un temps raisonnable, qui toucheraient un plus grand nombre.
A force de lire des rapports sur le sujet, je m’essaierai dans un prochain article à proposer 5 axes qui me semblent les plus urgents à traiter pour notre pays. Cela ouvrira peut-être le débat ?
Pour lire le rapport ChatGPT, et après ? Bilan et perspectives de l’intelligence artificielle, suivez le lien.
Pour lire mon analyse critique d’un précédent rapport de l’Assemblée Nationale sur les implications des intelligences artificielles génératives.