… c’est surtout la question du sens des devoirs qui est posée par l’IA !
Ethan Mollick, Professeur à Wharton (Université de Pennsylvanie) a écrit un article intitulé « The Homework Apocalypse[1] » qui annonce « un cataclysme des devoirs » à l’horizon de la rentrée de septembre, alors que l’IA devient omniprésente parmi les élèves. Je vous propose ici une analyse critique (et posée) de l’impact réel des IA comme ChatGPT, Claude AI ou encore Google Bard à l’aune de ma propre expérience de pédagogue et d’utilisateur intensif d’IA générative depuis plus d’un an maintenant (et une vision de la situation en France).
Les élèves / étudiants voudront comprendre pourquoi ils font des devoirs qui semblent obsolètes grâce à l’IA…
Le monde de l’enseignement est-il prêt pour la « révolution IA » autour des devoirs ? A cette question, la réponse est toute trouvée ! NON ! Ni les parents, ni les enseignants ne sont réellement prêts… car beaucoup ignorent encore la réelle capacité de ces outils (il y a beaucoup de raccourcis dans les médias) et je n’ai vu aucune statistique sur l’usage réel des IA génératives chez les 9-25 ans… difficile de prédire donc ce qui va se passer quantitativement.
Est-ce que la triche va augmenter ? Pas sûr non plus quand on analyse le sujet de la triche… !
La fin des devoirs à cause de l’IA ?
Pas totalement… pour moi, l’IA va terminer d’achever un phénomène déjà présent d’assez longue date autour des devoirs et de la triche importante dont ils peuvent faire l’objet.
Tout d’abord, les pédagogues connaissent depuis longtemps le problème des devoirs à la maison « réalisés par les parents », créant ainsi un biais fort entre les familles (généralement aisées) maîtrisant les codes de l’Ecole et les autres (généralement moins aisées).
De nombreuses plateformes de « devoirs » existent
Par ailleurs, Mollick rappelle qu’une étude longitudinale réalisée aux USA, sur 11 ans, et à un niveau universitaire a montré qu’en 2008, les devoirs à la maison amélioraient les notes de 86% des étudiants mais ne faisaient progresser que 45% d’entre eux en 2017… parce qu’en 2017, les étudiants cherchaient des réponses (prêtes à l’emploi) à leurs devoirs sur Internet, annulant l’effet positif de la « mise en pratique » des savoirs proposés par les devoirs à la maison.
Les devoirs faits sur Internet, annule l’effet positif de la mise en pratique des savoirs…
La preuve de ce phénomène est l’existence de sociétés comme Chegg, plateforme en ligne américaine qui fournit une variété de services éducatifs pour les étudiants. Ces services comprennent l’aide aux devoirs, le tutorat en ligne, le prêt et la location de manuels scolaires, ainsi que des services de préparation aux tests. Chegg est largement utilisé par les étudiants pour obtenir des solutions aux problèmes de leurs manuels scolaires, pour obtenir des explications détaillées sur divers sujets et pour accéder à des ressources d’apprentissage supplémentaires.
En Europe et en France, il existe plusieurs plateformes qui offrent des services similaires à ceux de Chegg :
- Studocu : Basée aux Pays-Bas, cette plateforme permet aux étudiants de partager leurs notes de cours et leurs résumés. Elle offre également des anciens examens et des solutions de devoirs.
- Course Hero : Bien que basée aux États-Unis, cette plateforme est largement utilisée en Europe. Elle offre un accès à des notes de cours, des guides d’étude, des vidéos, des documents de révision et des tuteurs.
- MySherpa : C’est une plateforme belge qui offre des services de tutorat en ligne et à domicile pour une variété de sujets.
- Superprof : C’est une plateforme française qui met en relation les étudiants avec des tuteurs dans une variété de sujets. Elle offre des services de tutorat en ligne et en personne.
Du partage de notes de cours, de sujets d’examens, d’exercices, et de corrigés à la rédaction des mémoires il existe finalement déjà de très nombreux services permettant une triche généralisée sur les devoirs… payante.
Le contract cheating est déjà très présent
C’est ce que Clarke et Lancaster ont appelé dès 2006 le contract cheating[2], en remplacement du bon vieux plagiat (de livres puis de sites web, documents internet). En France, bonnenote.fr avait fait beaucoup parlé de lui (en 2017), à 25€ le devoir clé en main et se présentait comme le « Uber des devoirs ». Il a ouvert la voie à de nombreux services de rédaction de devoirs sur mesure qui ont bouleversé le paysage du soutien scolaire. Des plateformes comme nosdevoirs.fr, Redaxio.fr, ExpertMemoire.com et Pimido.com (elles encore actives) sont très visibles sur le web, promettant aux étudiants des dissertations clés en main, rédigées par des experts, en échange d’une rétribution. En quelques clics, les devoirs deviennent un produit de consommation, sans effort requis de la part de l’étudiant.
Ces services, qui se présentent comme des outils de soutien scolaire, sont en réalité des instruments de triche redoutables. Ils promettent une copie « parfaite », adaptée au style et au niveau d’études de l’étudiant. Cependant, ils soulèvent de sérieuses préoccupations.
D’une part, ces services sont loin d’être accessibles à tous, avec des tarifs allant de 10€ à plus de 100€ pour une seule dissertation. Ils menacent ainsi le principe d’égalité des chances. D’autre part, en promettant aux étudiants la perfection académique sans effort, ces entreprises cherchent à fidéliser leur clientèle étudiante, ce qui risque d’affaiblir davantage un système éducatif français déjà en difficulté.
Face à cette uberisation des devoirs, il faut se rappeler que l’éducation n’est pas une marchandise, mais un processus d’apprentissage qui nécessite engagement et effort. Deux valeurs particulièrement mises à mal à notre époque !
Ainsi, sur un forum de profs, on trouve ce genre de phrases : « Je me rends compte que la triche est généralisée, incontrôlable, à une échelle industrielle, même en devoir « surveillé ». Je viens d’apprendre que certains de mes « bons » élèves pompaient en permanence avec leur portable (dans toutes les matières). Et ce, malgré toutes mes précautions (portable censé être dans le sac, au tableau, etc). Je suis désabusé, ne sais plus comment faire. Ces portables, la calamité ! Je n’ose même pas imaginer ce que ça doit donner en amphi à la fac. »
La pratique de la triche existe largement dans l’enseignement
Pour mettre des chiffres sur le phénomène : Une étude française faite en 2009[3] révèle que 70,5% des étudiants français admettent avoir triché au cours de leur scolarité. Cette enquête, menée par les chercheurs Pascal Guibert et Christophe Michaut auprès de près de 1 815 étudiants d’une université pluridisciplinaire française, met en lumière l’ampleur alarmante de la tricherie dans le système éducatif.
Les chiffres dans cette étude sont éloquents : 4,7% des étudiants ont commencé à tricher dès l’école primaire, 48,3% au collège, 35,6% au lycée et 11,4% à l’université. La tricherie a toujours existé, mais les nouvelles technologies, comme les téléphones portables et Internet, ont transformé les méthodes. Les étudiants qui ont triché au collège ou au lycée sont plus susceptibles de continuer à tricher à l’université. Étonnamment, les meilleurs bacheliers se mettent davantage à frauder une fois à l’université que ceux qui ont obtenu le bac avec une mention passable. La tricherie est un phénomène qui touche tous les milieux sociaux. Cependant, les filles trichent moins que les garçons. Environ 35% d’entre elles n’ont jamais triché, contre 25% des garçons. Elles ont une perception plus sévère de la tricherie.
Pourquoi les étudiants trichent-ils ? Les chercheurs évoquent un « malentendu » entre les attentes de l’institution, qui ne sont pas toujours explicites, et celles des étudiants, qui jugent la charge de travail trop lourde, l’organisation des examens inadéquate et la transmission des savoirs inadaptée. Cela conduit certains à tricher « sans avoir le sentiment de véritablement le faire ».
Sur 13 millions d’évaluations annuelles en université en France, seules 1300 saisines de cas pour fraude selon un rapport de 2012[4]. La préconisation de ce rapport est d’ailleurs de travailler le sujet de la fraude « by design » dès la conception des examens pour l’éviter au maximum… finalement, ce qu’il faut faire aussi concernant l’IA générative !
Enfin un grande enquête (en Université de Droit) a été réalisée en 2021 sur le sujet et voici les principaux résultats[5] :
- 55% avouent avoir déjà triché pendant leurs études supérieures
- On triche le plus dans les matières à fort coefficient
- 30% du panel considère que reprendre la réflexion d’autrui « sans la citer” n’est pas de la triche
- 1 étudiant sur 2 avoue tricher par peur de rater son diplôme
- 60% des étudiants considèrent que les mesures contre la triche sont insuffisantes
- 32% se sentent “dégoûtés” quand ils voient les autres tricher (31% sont indifférents)
- La triche met par ailleurs 1 étudiant (tricheur ou non) sur 4 en colère
- 6% des étudiants ont déjà fait appel à des sites payants pour faire rédiger un devoir
- 58% des répondants se sentent poussés à tricher en voyant les autres le faire
On voit donc bien que le phénomène de triche n’est pas vraiment anecdotique. Quel va alors être l’impact des IA génératives sur les devoirs ?
Quel va être l’impact de l’IA sur ce phénomène ?
Quel va être l’impact de l’IA sur tout ça ? On l’a déjà vu avec Chegg, un outil comme ChatGPT a divisé la valorisation de l’entreprise par deux car la compétition entre l’IA générative et ce genre de service est directe. Pour les financiers, l’IA générative risque finalement de massifier encore un peu plus un mouvement déjà très présent de triche aux devoirs.
Les élèves tricheront avec l’IA. Pour une raison simple c’est qu’ils vont chercher à maximiser leur efficacité en diminuant le temps passé à faire un devoir pour en maximiser la note.
Alors oui, les élèves tricheront avec l’IA. Pour une raison simple c’est qu’ils vont chercher à maximiser leur efficacité en diminuant le temps passé à faire un devoir pour en maximiser la note. C’est ici un bénéfice de court terme qui est recherché : l’obtention d’une note « correcte » au regard d’un temps minimal passé à l’obtenir. Cela commencera probablement assez tôt car 90% des 12-17 ans ont accès à un ordinateur à leur domicile et que neuf ans et 9 mois, est l’âge moyen d’obtention du premier téléphone portable. Aujourd’hui, près d’un enfant sur huit entre 7 et 10 ans est déjà équipé, deux enfants sur 3 dans la tranche d’âge 11 – 14 ans (Médiamétrie, 2020). En parallèle de l’équipement hardware, nécessaire pour y accéder, les outils d’IA sont quant à eux largement accessibles, et souvent gratuits pour des premiers usages : Claude AI, Google Bard, ChatGPT (en version 3.5), BingChat, etc.
Ma lecture, volontairement optimiste, c’est que finalement au royaume de la triche déjà en place (mais non réellement contrôlée), compte tenu de la gratuité de l’accès aux outils d’IA, il va finalement y avoir une forme de « justice sociale » avec un accès large et vaste à une aide aux devoirs pour tous.
Au royaume de la triche déjà en place (mais non réellement contrôlée), compte tenu de la gratuité de l’accès aux outils d’IA, il va finalement y avoir une forme de « justice sociale ».
C’est la vision de la Khan Academy d’ailleurs, ainsi que de quelques autres gourous de l’IA… et c’est vrai ! Nul besoin d’informatique complexe, un simple téléphone portable suffit pour accéder en langage naturel à une IA générative d’assez bon niveau pour proposer des réponses aux devoirs… Cette lecture est intéressante pour peu qu’il y ait une information partagée sur les possibilités d’accéder aux IA pour les devoirs, et surtout des limites des IA (car le copier-coller reste particulièrement dangereux compte tenu des hallucinations). En tout cas, au regard de l’étude de Talan, il y a une connaissance de l’existence de ChatGPT assez large chez les populations les plus jeunes… mais aussi un manque de formation !
Par ailleurs, les enfants, dans leurs outils du quotidien intègrent déjà l’IA (je pense à Canva qui est beaucoup utilisé dès le Collège) et les enfants commenceront aussi à intégrer l’IA dans tout ce qu’ils font… dans un futur proche, dialoguer (et apprendre) en collaboration avec une IA va devenir la norme. Amenant finalement rapidement les enfants à poser LA question à leurs enseignants : les élèves / étudiants voudront comprendre pourquoi ils font des devoirs qui semblent obsolètes grâce à l’IA. La question du sens même des devoirs va être posée par l’IA… au-delà de simplement rebattre les cartes de la triche !
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[1] https://www.oneusefulthing.org/p/the-homework-apocalypse
[2] https://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download?doi=10.1.1.120.5440&rep=rep1&type=pdf
[3] «Les facteurs de la fraude aux examens», Revue française de pédagogie, décembre 2009, INRP
[4] https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2012/94/1/2012-027_rapport_217941.pdf
[5] https://www.pamplemousse-magazine.co/post/enquete-triche-etudiants-droit
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